L’absinthe au service de l’archéologie ou l’inverse…
C’est de Buenos Aires en Argentine qu’est venu le message.
Pablo Otegui, médecin et chirurgien s'est passionné au fil des années pour l'histoire et l'archéologie. Il collabore avec le groupe de recherches archéologiques GEAHF (Groupe d'études archéologiques historiques de Frontière) dirigé par le Dr Facundo Gomez Romero avec la participation d'archéologues, d'historiens, d'étudiants et d'un groupe de soutien local.
C'est au cours de leurs fouilles dans une ancienne Pulpería que Pablo m'a fait part de la trouvaille de fragments de verre qui assemblés reconstituaient une bouteille. Les Pulperías étaient de simples boutiques dans la Pampa. Elles étaient situées pour la plupart dans les Estancias, vastes exploitations agricoles et étaient les seuls lieux de rencontre dans ces immenses étendues de terre, des gauchos, des indiens amicaux et des immigrants récemment arrivés. Là, chacun pouvait acheter tout ce dont il avait besoin pour vivre et plus, tels que le tabac et l’alcool.
Trois campagnes de fouilles ont été effectuées dans le but d'obtenir des matériaux qui permettent d'en savoir plus sur les modes de vie des gauchos de l’époque. C’est lors de la deuxième campagne que les fragments de la bouteille ont été découverts. Quelle est son origine ? Comment est-elle arrivée là ? De quand date t-elle ? Autant de questions que se sont posées l’équipe. C'est alors que Pablo Otegui m'a contactée.
Les fragments de la bouteille ont été trouvés dans la Pulpería du district de Rauch, province de Buenos Aires qui remonte à l'époque du gouverneur Rosas, en 1840.
La gravure de l'aigle et du nom Neufchatel Suisse sont évidemment évocateurs de l'absinthe mais cela ne donnait pas d'indication sur le nom du fabricant. Le nom commençant par Ch et se terminant par an était trop parcellaire pour fournir une indication.
C'est alors que j'ai reçu un deuxième message de Pablo. L'équipe d'archéologues venait de trouver un nouveau morceau de verre. Cette fois on pouvait lire Ch et plus loin liman. Comme les approvisionnements arrivaient de France par trois-mats barques partant de Bordeaux, Pablo a pensé qu'il s'agissait de vin et donc de Château ...liman. C'était sans compter sur mes archives.
Dépôt de la marque Charles Silliman au tribunal de commerce de Bordeaux en 1888. Collection Delahaye.
Charles Silliman était un négociant en vin de Bordeaux qui proposait, entre autres, du rhum et de l’absinthe à son nom. Ces produits étaient importés à Buenos Aires par la compagnie Peters hermanos comme l’indique la bande jointe à l’étiquette. De nombreux objets français accompagnaient les bouteilles, comme des pipes en terre de Saint-Omer également retrouvées par les archéologues.
En 1903, un nouveau dépôt de marque est déposé par la Veuve Silliman (née Marie-Louise Grolig).
En fait, l'importation est antérieure à ces dépôts de marque qui sont probablement des renouvellements de dépôt car Pablo Otegui qui a fait ensuite des recherches a découvert dans le journal local Crónica de 1854 que M. Silliman se plaignait qu'à Bordeaux ses étiquettes d'absinthe avaient été falsifiées.
En 1851, Auguste Silliman achète le domaine de Droit situé entre trois communes de la périphérie de Bordeaux : Cadaujac, Saint-Médard d’Eyrans et Isle-Saint-Georges. À son décès, son frère Charles rachète les parts de ses frères et sœurs et épouse sa belle-sœur Marie-Louise à Neuchâtel (Suisse) où il fera un accord avec les promoteurs de l'absinthe qui commence à être bien distribuée en France.
Suite au décès de Charles en 1883, son fils unique Gustave se retrouve à la tête du domaine qu'il agrandit. Les vignes couvrent la plus grande partie des terres. Propriétaire d'un grand domaine viticole, négociant en rhum et en absinthe et exportateur dans les pays lointains, Gustave Silliman dispose d’une importante fortune.
Gustave Silliman, sera consul honoraire de la Suisse à Bordeaux de 1886 à 1889, année de son décès. Sa veuve s’occupera du domaine aidée de son régisseur Jean Broutera. La fille unique de Gustave, Jeanne, épouse Lung, héritera du domaine qui sera vendu après la première guerre mondiale.
D'après le texte de Jacques Lung, petit-fils de Jeanne Silliman. Source : Cadaujac : l'histoire de ses châteaux. Tome 2. Par F Durand, JC et Jeanie Grenier)
Une petite question peut néanmoins se poser au sujet de la bouteille. Tout d'abord sa teinte transparente intrigue alors que les bouteilles à absinthe de l'époque sont en verre brun pour protéger la coloration naturelle de l'absinthe des UV.
Le terme de Agenjo Legitimo est également un petit mystère. En espagnol, l'absinthe se dit Ajenjo (avec 2 j). Par conséquent - ou il y a une faute de frappe - ou il ne s'agit pas d'absinthe, Agenjo legitimo qui signifie Noblesse légitime pouvant alors faire allusion aux origines du domaine. La maison de style néo-classique, daterait de la deuxième moitié du XVIIIème siècle. Les cheminées ont été recouvertes d’une épaisse couche de peinture grise à base de plomb généralement signe du deuil du Roi Louis XVI. En 1792, le lieu prend le nom de son propriétaire et devient le Domaine de Droit. Celui-ci est vendu en 1851 à M. Auguste Silliman.
Je pense que Pablo Otegui saura résoudre cette petite énigme. Je le remercie infiniment pour le partage de ses recherches en toute confiance.
Chers lecteurs, n'hésitez pas à me faire parvenir les photos de tout document supplémentaire concernant la marque Silliman : étiquettes, factures etc... Pablo et toute l'équipe archéologique seront ravis de pouvoir compléter leur dossier.
L'absinthe a beaucoup été exportée en Argentine. Elle est indéniablement liée au Tango comme l'indique le texte de cette chanson.