Les Sénateurs et l'absinthe
En juillet 1906, il y eut sur l'initiative de plusieurs parlementaires, sénateurs et députés, la constitution de groupes antialcooliques avec une orientation vers la suppression de l'absinthe. Pour entrer dans l'un de ces groupes, il suffisait d'être, suivant les termes même du programme : l'adversaire du terrible fléau qui abêtit, affole et ruine physiquement et moralement la pauvre humanité.
- Vous savez, le jour où on supprimerait l'absinthe, faudrait plus compter sur nous pour soutenir le gouvernement ! La République Illustrée, 1900. Doc. Delahaye.
Le 11 juin 1912, la Commission sénatoriale adopta la proposition Ouvrier tendant à interdire non pas l'absinthe mais toute liqueur renfermant de la thuyone. (molécule contenue dans la grande absinthe accusée de rendre épileptique). Les réactions furent vives, telle celle de Raoul Gastambide, administrateur de l'Étoile bleue.
L’Interdiction de la Thuyone au Sénat
Tel est le texte de la proposition votée par le Sénat interdisant la fabrication et la vente de toute liqueur contenant de la thuyone... Nos amis semblent bien ne se résigner qu’à contre-cœur à la solution adoptée car considérant qu’il est impossible dans l’état actuel de l’opinion parlementaire, d’obtenir davantage contre l’absinthe. Pour notre part, nous accueillerons le vote du Sénat avec moins d’enthousiasme encore. Pourquoi sévir contre la seule thuyone alors qu’il est scientifiquement démontré que l’absinthe contient beaucoup d’autres essences telles que l’hysope, la coriandre, l’anis, la badiane et le fenouil qui sont aussi nocives que la thuyone elle-même ?
Voici la clef de ce mystère : le Parlement a voulu donner satisfaction au grand mouvement d’opinion qui s’est déchaîné contre l’absinthe (souvenez-vous du succès de la pétition lancée par la Ligue Nationale) mais en même temps, il n’a pas osé prendre contre les fabricants de l’apéritif national la mesure radicale que l’intérêt public commandait. Que faire ? Des chimistes ingénieux ont découvert la thuyone qu’on a chargée de tous les péchés de l’absinthe. On a donc dit à ces Messieurs de Pontarlier : fabriquez de l’absinthe sans thuyone, de l’absinthe sans danger, de l’absinthe sans absinthe. Ainsi tout le monde sera content : les hygiénistes apaiseront leur fureur, le Ministre des finances conservera les cinquante millions que lui rapporte le plus français des apéritifs et Pontarlier tout en faisant une grimace rira sous cape d’avoir échappé à un péril mortel.
Seulement les hygiénistes auraient tort d’être satisfaits. La solution élégante imaginée n’est qu’un pis-aller. L’absinthe subsiste avec le danger de son alcool à 65 degrés, avec le danger plus grand encore de ses substances stupéfiantes et épileptisantes. L’opinion publique ne désarmera pas et réclamera impérieusement la seule vraie mesure vraiment efficace, celle qu’ont adoptée la Belgique, la Suisse et la Hollande : l’interdiction absolue du poison vert.
Quand le gouvernement a augmenté les droits sur l'absinthe, je m'étais promis de ne plus en boire, c'est ça qu'aurait fait un trou dans leur budget ; mais j'ai tout de même pas voulu faire trop de tort à la France... Ce qu'ils ont de la veine qu'on soit patriote. Dessin de Ricardo Florès. le Pêle-Mêle, 1901. Doc. Delahaye.
Cent huit ans plus tard, tout a bien changé ! 27 Sénatrices et Sénateurs ont visité avec un plaisir non dissimulé le Musée de l'Absinthe, samedi dernier. La dégustation a été un moment très joyeux. Tout le monde a levé son verre oubliant les querelles qui avaient agité les parlementaires de l'époque.