Des bouteilles Berger voyageuses
L’histoire de l’absinthe est semée d’anecdotes plus extraordinaires les unes que les autres. Le périple d’un stock de bouteilles Berger est de celles-là.
Louis, né en 1865 à Philippeville en Algérie, vit avec sa famille à Bône où il a monté une entreprise en bâtiment. Sa réputation est telle que la ville lui confie la construction de son théâtre et un palais porte son nom. Ses affaires sont florissantes et grand amateur d’art, Louis fait venir ses meubles et objets d’art acquis à l’hôtel Drouot depuis Paris.
En ce début de XXe siècle, la consommation de l’absinthe bat son plein malgré les mises en garde de l’Académie de médecine. En Algérie, elle est très appréciée des colons pour les vertus curatives de ses plantes composantes et pour son côté rafraichissant.
Pour Louis et ses amis qui sacrifient chaque jour à l’Heure verte, l’absinthe Berger est leur préférée.
La Maison Berger fondée à Couvet en Suisse en 1830 par Christian-Frédéric (C.F. sur les étiquettes) fait partie des grandes marques qui exportent vers l’Algérie. Elle s’impose par une publicité abondante par placards sur les murs et surtout sur une série de cartes postales publicitaires montrant différentes vues d’Algérie. (Pour l’historique de la marque voir mon livre l’Absinthe-Dictionnaire des marques, tome 1, 2003. Pages 182 à 209.)
Placard publicitaire sur un mur à El Biar, village sur les hauteurs d'Alger. Coll. Delahaye.
Publicités Berger sur différentes cartes postales d'Algérie. Coll. Delahaye.
Vue de la ville de Bône en Algérie. Coll. Delahaye.
En 1878, la Maison Berger installe une succursale à Marseille pour faciliter les exportations notamment vers l’Algérie. Dès lors sur les étiquettes, apparaissent les deux mentions : Maison à Couvet fondée en 1830 et Maison à Marseille fondée en 1878.
Marque déposée le 20 octobre 1892, à 11h, au greffe du tribunal de commerce de Marseille par les fils de C.F. Berger, distillateurs à Marseille. Le cachet s'applique sur la cire recouvrant le bouchon des bouteilles. Document Delahaye.
Mais des bruits toujours plus pressants prédisent la fin inéluctable de l’absinthe. Des débats parlementaires sont de plus en plus offensifs et les première mesures législatives freinant la fabrication des absinthes sont proposées dès le 30 janvier 1907. Par cette loi de finances, l’État frappait les boissons spiritueuses d’une surtaxe par hectolitre d’alcool pur. Cela pourrait être la raison pour laquelle Berger qui faisait de l’absinthe à 72° puis 65° passe finalement à 60°.
Face à la menace d'une interdiction de l’absinthe, Louis, prudent, pense à ses futures Heures vertes avec ses amis et se fait livrer peu avant une prohibition imminente une cargaison d’une bonne centaine de bouteilles d’absinthe Berger.
Bouteille d'absinthe Berger. Noter le macaron avec la précision 60 degrés. Coll. Roussel.
Les bouteilles peuvent être datées avec précision grâce au dépôt de marque du 29 mars 1913. (Pour rappel l’interdiction de l’absinthe proclamée en Suisse le 2 février 1907 est entrée en vigueur le 7 octobre 1910. En France, la loi fut votée le 7 janvier 1915 et entérinée par le décret du 15 mars 1915)
Marque déposée le 29 mars 1913. Document Delahaye.
Étiquette apposée sur la bouteille. Tout y est : les 60°, les lieux et dates de la fondation des deux usines, la marque de 1913 : Un Berger. Coll. Roussel.
Louis décède en 1919. La propriété est reprise par son fils René né en 1902. Par alliance il devient également propriétaire d’un domaine de 800 hectares couvert de vignes et d’oliviers, le domaine Hamaouy dans la plaine de Bône. À sa mort en 1954, un de ses fils, Jean-Jacques né en 1931 hérite du reste du stock des bouteilles. Mais en 1962, c’est l’indépendance de l’Algérie et toute la famille quitte le pays pour retourner vivre à Marseille dans la propriété familiale. Jean-Jacques a rapporté avec lui quelques bouteilles d’absinthe, car faisant partie de leur histoire familiale.
Viticulteur de formation, il se rend compte que les bouchons ont vieilli et en 1965 il les remplace tous. Et les bouteilles ont continué à dormir tranquillement dans une belle cave provençale…
Au décès de Jean-Jacques en 1985, ses enfants Renée-Claude et son frère héritent des 15 dernières bouteilles. Ils viennent de décider de les sortir de l’anonymat. C’est ainsi que les bouteilles d’absinthe Berger, témoins de 4 générations, se retrouvent à Nantes chez notre ami Patrick Roussel.
La collection de bouteilles Berger acquises par Patrick Roussel.
Grâce au remplacement des bouchons, l’absinthe ne s’est pratiquement pas évaporée et sa teneur en alcool s’est maintenue intacte au cours des 107 années passées.
L'alcoomètre indique bien 60°. Ph. Roussel.
Cette absinthe trouble très vite avec peu d’eau, indiquant par là sa richesse en huiles essentielles. D’après Patrick qui a fait une dégustation, c’est de « la bombe ! ».
Photo Patrick Roussel.
Merci à Renée-Claude et à son frère qui ont livré à Patrick ce récit qui pour eux représente une petite portion de patrimoine.
C’est ainsi que leurs bouteilles Berger qui ont déjà fait le voyage Marseille, Bône, Marseille, Nantes, vont à présent partir aux quatre coins du monde chez des amateurs éclairés qui ne manqueront pas d’avoir une pensée pour Louis au moment de l’Heure verte.