Charles Maire et l’absinthe Pernod Fils
Fils d’un peintre en bâtiment, Charles Maire né à Pontarlier en 1845 était un célibataire sans fortune qui mourut dans la salle commune de l’hôpital en 1919. Autodidacte, il peignait avec une rigoureuse exactitude des paysages de sa région, des portraits et des natures mortes.
Le peintre Robert Fernier rapporte dans le «Catalogue du XXe Salon des Annonciades» qui s’est tenu en 1944 à Pontarlier, comment Charles Maire vit une de ses natures mortes passer à la postérité : « Les distilleries pontissaliennes étaient attentives à leur publicité car elles étaient concurrencées par d’autres distilleries établies à Fougerolles, Paris, Lyon, Chambéry, Romans, Marseille ou Montpellier. Elles rivalisaient d’imagination pour leurs étiquettes ou leurs affiches. [...] Mais l’initiative la plus originale revint en ce domaine à la Maison Pernod Fils qui acheta le tableau d’un modeste peintre pontissalien, Charles Maire, lequel tableau représentait une carafe, une bouteille étiquetée Pernod Fils, deux verres dont l’un empli d’absinthe opaline, et, bien en vue, un exemplaire du Journal de Pontarlier. Le tableau fut reproduit à des centaines de milliers d’exemplaires et distribué dans les brasseries, restaurants, cafés et caboulots. Ce fut une trouvaille dont son auteur ne sut pas tirer parti. Il servit moins sa gloire que celle de la Maison Pernod. Bien que payé cinq cents francs-or à l’époque, ce qui était pour le besogneux Charles Maire une manne providentielle, il lui eût rapporté la fortune s’il avait exigé seulement un franc ou dix sous par exemplaire mis dans le commerce.».
Chromolithographie publicitaire réalisée à partir du tableau de Charles Maire. Cadre d’origine avec la référence Pernod Fils. L'étiquette indique 68°. Coll. Delahaye.
La Maison Pernod Fils propriétaire du tableau, en fit des milliers de reproduction sous forme de chromolithographies qui étaient offertes aux cafetiers et assuraient ainsi la publicité de la maison. Pour plus d’efficacité, un atelier spécial d’encadrement avait été installé dans l’usine de Pontarlier comme le montrent les cartes postales.
Suite à l’interdiction de l’absinthe en 1915, des anisés à 30° eurent droit de cité dès 1920. En 1922 alors qu’ils passent à 40°, la marque Pernod Fils est vendue à André Hémard, propriétaire d’une distillerie florissante à Montreuil-sous-Bois dans la région parisienne. La réunion des Maisons A. Hémard et Pernod Fils a lieu en 1926. La sortie de leur Anis Pernod en 1927 est vue d’un très mauvais œil par la Société Pernod père et fils d’Avignon, dont l’origine remontait à 1860. Concurrents sérieux des Pernod de Pontarlier ils avaient eu l’astuce de déposer dès 1918 la marque Anis Pernod.
Dès lors, la guerre était déclarée entre les deux firmes chacune essayant de s’imposer par une publicité accrue. «Exigez le nom de PERNOD tout court !» conseillait la Maison d’Avignon, tandis que celle de Montreuil rétorquait : «Consommateurs, ne vous laissez pas tromper. Vous désirez l’Anis Pernod Fils : exigez-le.». Une large publicité fut alors dispensée sur le thème : "Exigez le mot FILS!"
Le tableau de Charles Maire fut remis au goût du jour. Toujours sous forme de chromo ou sur carton, ou encore apposé sur des carafes, la bouteille affichait non plus les 68° de l’absinthe mais les 40° réglementaires.
Carton publicitaire pour l'Anis Pernod Fils. Le conseil « Exigez le mot Fils » n’est pas systématiquement inscrit, aussi, bien regarder le degré alcoolique apposé sur la bouteille avant tout achat d'un chromo. Coll. Delahaye.
Carafe recto verso. Coll. Normand. Ces carafes de la Maison de Montreuil se situent entre 1927 et décembre 1928.
Les accrochages se multiplièrent sur le terrain entre les représentants de chacune des entreprises et finalement, Pernod Père et Fils d’Avignon assigna A. Hémard et Pernod Fils Réunis devant le Tribunal de la Seine pour usurpation de marque.
Conscients que la mésentente pouvait durer de longues années et coûter très cher sur le plan juridique tout en affaiblissant chacune des deux sociétés antagonistes sur le plan commercial, les deux Maisons se rapprochèrent pour trouver un accord. Celui-ci fut officiellement concrétisé le 4 décembre 1928 par la fusion des deux sociétés. Ainsi naissaient les Établissements Pernod (Anciennes Maisons Pernod Fils, Hémard et Pernod Père et Fils Réunies).
(Pour plus de renseignements et d’iconographie sur la marque Pernod, voir mon livre « Pernod, 200 ans d’entreprise », volume 5 Hors-série du Dictionnaire des marques.)
La carrière du tableau de Charles Maire n’était pas terminée pour autant. Il servira encore la publicité de la Société Pernod en 1972.
Mais la plus belle récompense pour Charles Maire est sans nul doute, l’interprétation qu’en a faite Picasso. Jean Cocteau, ami du peintre raconte : «Une célèbre affiche est entrée dans l’histoire de la peinture le jour où Picasso et Braque en firent l’origine des natures mortes cubistes; on y retrouve la bouteille, le tapis à ramages, le papier journal qui allaient bouleverser le style des peintres. Le document qu’on peut voir dans ma petite salle à manger de Milly-la-Forêt est l’original que Picasso m’a offert.». Par «original», Cocteau veut dire «celui-là même» que Picasso lui a offert car la toile originale de Charles Maire est depuis longtemps introuvable.
Un tableau de commande qui vaut à Charles Maire une postérité inattendue