Les Cuillères de Poilus
Dans mon livre L'Absinthe-Les Cuillères, pages 234-235-236 pour les photos et 241-242 pour le texte, j'ai décrit certaines cuillères de facture artisanale comme étant des cuillères à absinthe fabriquées par les poilus.
Du fond de leur tranchée les soldats occupaient leur temps comme ils pouvaient. La fabrication de petits objets artisanaux, vecteurs d'émotions, était un de leur passe-temps. Pour cela ils récupéraient les obus envoyés par l'ennemi. Les têtes d'obus en aluminium et les corps en laiton fournissaient la matière première. L'aluminium était fondu et transformé en petites barres qui étaient ensuite débitées en tronçons qui pouvaient être aplatis et façonnés ou découpés en rondelles pour faire les innombrables bagues envoyées aux fiancées restées à l'arrière. Quant au laiton, alliage de cuivre, zinc et d'étain, il était utilisé tel quel en découpant les corps d'obus.
Les cuillères ainsi réalisées sont un peu malhabiles, fabriquées pour l'usage personnel de quelques habitués de la Fée verte.
Ces cuillères sont-elles réellement des cuillères de poilus ?
Si l'on part du principe que la déclaration de guerre intervient le 3 août 1914 et que 12 jours après, soit le 15 août 1914, l'absinthe est interdite à la vente par décision du préfet de la Seine approuvé par le Gouverneur militaire de Paris, suite à l'injonction gouvernementale, on peut se poser la question. Deux jours plus tard, l'absinthe sera interdite à la vente sur tout le territoire.
Depuis que les vignerons étaient venus manifester au Trocadero le 14 juin 1907, le gouvernement avait essayé de réduire leurs excédents de vin, cause de leur mécontentement, en obligeant les distillateurs à utiliser l'alcool obtenu par distillation du vin pour faire leurs absinthes. Cela ne suffira pas. Aussi, Alexandre Millerand, ministre de la Guerre qui signera le décret final de l'interdiction de l'absinthe, prit la décision en octobre 1914 de distribuer régulièrement aux soldats une ration gratuite de vin d'un quart de litre par jour. Dans un premier temps, les vignerons du Midi vont faire don à l'armée de plus de 200.000 hectolitres (20 millions de litres). Avant cela, le vin ne faisait pas partie de l'ordinaire réglementaire du soldat. Seuls, les Sous Officier pouvaient en acheter lorsqu'ils avaient quelque argent.
En 1916, la ration passa à un demi litre. Les poilus venant de régions non productrices, habitués au cidre ou à la bière, firent l'apprentissage de cette boisson nouvelle pour eux. Ce fut une aubaine pour l'ensemble du vignoble français. Dès 1916, la consommation de l'armée s'éleva à 12 millions d'hectolitres, transportés sur le théâtre des opérations par 4000 wagons-réservoirs. En 1918, la ration passe à un litre.
Près de 3 millions de soldats reçoivent alors quotidiennement entre un demi litre et 1 litre de vin par jour, selon les possibilités du ravitaillement, auxquels s’ajoutent 6,25 centilitres d’eau-de-vie, également distribuée quotidiennement. De plus, les soldats peuvent s’approvisionner, sur leurs fonds propres, auprès des débits de boissons qui se multiplient dans la zone des armées.
Un rapport émanant de la seconde division de l’armée britannique indique ainsi en 1915 que, dans certains villages du Nord-Pas-de-Calais, près d’une maison sur cinq a été transformée en estaminet. Enfin, les soldats peuvent aussi se fournir auprès des structures mises en œuvre par l’armée française au front : camions-bazars à partir de 1915, puis coopératives militaires, dont la généralisation est mise en œuvre par l’état-major à partir de l’automne 1916.
De nombreux témoignages s’émeuvent dès 1914 de l’état d’ébriété de soldats, dans les garnisons à l’arrière, mais surtout dans la zone des armées. Les archives militaires abondent dans ce sens et mettent en exergue les dérives dues à des consommations parfois massives.
Alors, cuillères de poilus ou simples cuillères artisanales ?
C'est un fait que le pinard a remplacé l'absinthe dans les habitudes du soldat. Sous cet angle, il se peut qu'un certain nombre de cuillères dites de poilus aient été le fait, à l'époque, de bricoleurs pour leur usage personnel.
Néanmoins, on peut tout à fait envisager que certains soldats, notamment originaires de Franche-Comté, recevaient une petite fiole d'absinthe dans leurs colis pendant les 7 mois où le décret d'interdiction n'était pas encore définitif. Un peu de parfum du pays en quelque sorte.