Coup d'œil dans le rétro

Publié le par Marie-Claude DELAHAYE

En février 1981, je trouvais ma première cuillère à absinthe. La même année, en juillet, je partais pour Pontarlier, très intriguée par cette absinthe dont j'ignorais tout. J'avais commencé à hanter les bibliothèques et j'avais remarqué que le nom de Pontarlier revenait souvent. Une fois sur place, on me conseilla d'aller dans le Val-de-Travers  car, me dit-on, c'était là que l'absinthe était née et qu'il s'en faisait toujours sous le manteau malgré l'interdiction. Il suffisait de demander "Une bleue".

Me voilà donc partie dans le Val-de Travers. Arrivée à Môtiers, je n'en crois pas mes yeux. Des plants d'absinthe poussaient dans tous les jardins, au milieu des poireaux et des salades.  Arrivée devant une petite maison, non loin de l'hôtel des Six Communes, je suis frappée par le jardinet de devant couvert de petite absinthe. Je suis entrée dans la cour prise d'une curiosité subite et restai sidérée par un pied de grande absinthe plus haut que moi. Légèrement agité par le vent, ses feuilles prenaient des reflets bleus sous le soleil.  Au bruit des gravillons, un homme est sorti et m'a demandé soupçonneux ce que je cherchais. Je lui ai alors expliqué ma passion naissante pour l'absinthe et l'envie d'en savoir plus. Il me proposa alors de le suivre à l'intérieur de la maison pour une petite dégustation.

J'avoue que je n'ai pas su apprécier cette première absinthe servie dans un simple verre de cuisine. J'ai compris depuis que pour déguster pleinement une absinthe quand on n'est pas de son lieu d'origine et que l'on n'y connaît rien, il faut se mettre en condition par la connaissance de son histoire, de sa liaison sulfureuse avec les artistes, des joutes acharnées qu'elle a provoquées. À partir de là, la construction mentale du mythe peut se faire. Il ne reste plus qu'à se laisser envahir par les arômes tout d'abord puis par les saveurs.

Viens, on va s'en faire une petite !

L'année suivante, en juillet 1982, je suis retournée voir Francis avec qui j'avais correspondu en cours d'année. Il m'attendait sur la rue, impatient de me voir arriver. À peine descendue de voiture, il me dit, "Viens, on va s'en faire une petite ! J'ai tout préparé. Ferme la porte !". Effectivement, tout était prêt sous l'escalier. Le petit alambic qui contenait les plantes en macération était déjà luté. Assise sur un tabouret, je le regardais s'affairer. Il surveillait l'alcoomètre, goûtait au fur et à mesure, le tout ponctué de commentaires. Je ne disais rien, subjuguée et excitée tout à la fois, redoutant, tout autant que lui, l'arrivée des gendarmes fédéraux.

Cette absinthe-là, j'ai su la savourer car avant même qu'elle ne soit dans le verre, elle était déjà chargée d'émotion.

Distillation sous l'escalier chez Francis en 1982.

Distillation sous l'escalier chez Francis en 1982.

Je suis retournée voir Francis en juillet 1983. Nous avons passé un long moment dans son grenier, au milieu des plantes. Il m'en mettait une poignée au creux de la main puis me  les faisait écraser du bout des doigts d'abord, puis à pleine main ensuite pour me faire sentir les variations subtiles d'odeurs.

Nous nous sommes revus à Pontarlier en novembre de la même année chez Georges Humbert qui m'avait faite venir pour dédicacer mon premier livre L'Absinthe, histoire de la Fée verte dans sa librairie.

Le grenier de Francis en juillet 1983.

Le grenier de Francis en juillet 1983.

Francis à la librairie Humbert à Pontarlier pour la sortie de L'Absinthe, histoire de la Fée verte, 1983.

Francis à la librairie Humbert à Pontarlier pour la sortie de L'Absinthe, histoire de la Fée verte, 1983.

Je suis à nouveau allée voir Francis en juillet 1985. Je ne lui avais rien dit, je voulais lui réserver la surprise. Les volets sur la rue étaient fermés. Je suis entrée dans la cour. Un rideau pendait à une fenêtre, la porte était fermée à clé. Le beau pied d'absinthe avait été arraché, un trou terreux témoignait de son emplacement. Assise sous un arbre, j'ai attendu un bon moment, refusant une réalité pourtant évidente. Un voisin est enfin arrivé et m'a dit que Francis était mort au mois de mars. C'est vrai qu'on ne s'était pas écrit depuis quelques mois. J'ai laissé mes larmes couler en regardant le trou noir puis suis repartie.

À mon ami Francis, toujours présent dans mon cœur. Photo 1982.

À mon ami Francis, toujours présent dans mon cœur. Photo 1982.

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