Réponse à des questions fréquentes à propos des cuillères à absinthe
À quoi servent les cuillères ?
Les cuillères à absinthe servent tout simplement à poser un sucre.
L’absinthe, alcool obtenu par la macération puis la distillation des plantes titre 68 à 72 ° et n’est pas sucré dans la bouteille. Pour adoucir cet alcool fort, on va le sucrer au moment de consommer.
Pourquoi ne pas mettre le sucre directement dans le verre ?
Le sucre ne se dissout pas dans un alcool fort. On va le poser sur une cuillère à absinthe pour qu’il reçoive tranquillement l’eau fraîche.
Sous l’effet de l’eau, le sucre fond et l'eau sucrée passe à travers les trous de la cuillère et tombe sur l’absinthe qui se dilue et se trouble.
En outre, ajouter de l’eau fraîche tout doucement permet de laisser le temps à l’absinthe de libérer ses arômes.
On met un sucre parce que l'absinthe est amère ?
Le sucre est un exhausteur de goût qui enrichit les saveurs. Il n'est pas là pour masquer une éventuelle amertume.
La plante absinthe est très amère mais cette amertume disparaît au cours d'une distillation bien menée avec double rectification. Il peut néanmoins rester une très légère âpreté due au fait que les absinthes ne vieillissent plus. Au XIXe siècle, on les laissait vieillir en fût pendant deux ans, ce qui les adoucissait.
On distingue une absinthe macérée d'une absinthe distillée par la présence d'une légère amertume présente dans la première.
"Pendant que je vais faire fondre mon sucre, vous aurez le temps de chercher le domino qui manque ! ". Dessin de Maurice Motet, Le Pêle-Mêle, 1911. Coll. Delahaye.
A-t-on toujours bu l’absinthe sucrée ?
C’est difficile d’affirmer si l’absinthe était bue sucrée dès ses tout débuts. Tout ce que l'on peut dire c'est qu'à partir de 1860, les boissons sucrées étaient légions, il n’est qu’à se référer aux milliers d’étiquettes d’apéritifs, liqueurs et sirops montrant par là l’importance d’une telle consommation. On se reportera, pour plus d’informations à ce sujet, à l’excellent livre de Gilbert Fabiani « Élixirs & boissons retrouvés, éd. Équinoxe, 1999 » qui donne les recettes de 1252 apéritifs maison et liqueurs familiales. Sachant que tout repas se terminait par un verre de liqueur (qui contient 20% de sucre), que la consommation des sirops était beaucoup plus importante qu’aujourd’hui (un sirop contient 50% de sucre) et que l’eau était très souvent sucrée. (sur chaque table de chevet, un service contenant de l’eau sucrée était prêt pour la nuit), on a du mal à imaginer quitter un apéritif doux comme le quinquina pour une absinthe beaucoup plus forte en alcool et aux saveurs plus âpres sans la sucrer.
Mais tout est affaire de goût et suivant le milieu, bourgeois ou populaire, les goûts et façons de faire étaient différents.
"Nouvelle façon économique d'étrangler un perroquet, depuis l'impôt sur les alcools". Dessin de Raoul Thomen, La Vie pour Rire, 1901. Les dessins de presse ont été publiés dans "L'Absinthe-Ses dessinateurs de presse", Musée de l'Absinthe édition. Auvers-sur-Oise, 2004. Note : "Étrangler un perroquet" signifie "boire un verre d'absinthe" par analogie de couleur. Collection Delahaye.
Comment se présentait le sucre de l’époque ?
Au début du XIXe siècle, le sucre se présentait sous forme de pain que l’on coupait avec des ciseaux spéciaux. Dans les ménages, il était consommé en poudre que l’on conservait dans des « sucrières ». C’est en 1843 que Jakob-Christopher Rad, originaire de Bohème, met au point le principe du sucre en morceaux qui seront conservés dans des « pots à sucre » encore appelés « sucriers ».
Avant l’apparition des cuillères percées spécifiques, l’absinthe était cependant bue adoucie, le plus souvent avec du sirop de gomme. [On appelait sirop de gomme, un sirop de sucre additionné de gomme arabique ou de gomme du Sénégal dans la proportion minimum de 20 g/litre]. Le sirop d’orgeat était également apprécié.
- Garçon, une groseille, un soda, une absinthe, vivement !
-Voilà, Monsieur, voilà !
-Pas trop de gomme garçon !
(Journal, La Vie Parisienne, 1870).
Le sirop de gomme continuera à être utilisé pour sucrer l'absinthe jusqu'à la prohibition. Aujourd'hui, quelques fabricants proposent à nouveau du sirop de gomme.
Pourquoi les cuillères à absinthe ont-elles des formes différentes ?
Les cuillères à absinthe étaient fabriquées par les orfèvres. Chacun va créer son propre modèle pour se démarquer du concurrent. Dans les catalogues des maisons d'orfèvrerie, les cuillères à absinthe sont représentées au même titre que les couverts ou matériel pour la table fabriqués par la Maison.
Néanmoins, on distingue deux types fondamentaux de cuillères : les cuillères non percées et les cuillères à trous.
Les cuillères non percées
Que ce soit pour mélanger l’eau sucrée, le café ou le sirop de gomme à l’absinthe, on avait nécessairement besoin d’une cuillère. Ces cuillères pourvues d’un long manche étaient de plusieurs sortes suivant leur usage : cuillères à soda, à mazagran, (café versé dans un verre) ou cuillères à absinthe.
Les cuillères à absinthe non percées et à long manche ont eu deux fonctions : celle de mélanger comme il est dit plus haut, le sirop de gomme à l’absinthe ou celle de faire fondre du sucre dans la cuillère avant de le verser dans le verre d’absinthe ainsi que l’expliquent Les Inventions Nouvelles de 1894 (Voir ma revue L’Absinthe, n°5, 1993, p.2) : «Les amateurs d’absinthe au sucre ont en général coutume de faire fondre le morceau de sucre destiné à tempérer le goût de leur apéritif le plus souvent sur une simple cuillère à café et d’autres fois sur des cuillères percées spéciales plates et percées de trous ». C’est la raison pour laquelle, le catalogue Manufrance de 1900 montre les deux types de cuillères qu’il présente en tant que cuillères pour l’absinthe mais avec des appellations différentes.
Les cuillères à trous façon pelles
Le catalogue de la maison Gombault spécialisée dans le matériel pour café, parle de « cuiller à absinthe repercée ». De même le catalogue Boulenger qui distingue les « cuillères à absinthe » et les « cuillères à absinthe, forme pelle, repercées », ces dernières étant les cuillères classiques, objets de collection.
D’autres catalogues, comme Ercuis, parlent de pelle à absinthe repercée, Armand Frénay de cuillère à absinthe plate, Denis Gérard de pelle à absinthe.
Le catalogue de 1911 de la « Manufacture d’ustensiles de ménage de la Maison Valentin et Bonjour, Succrs, 1 rue Saint-André à Lyon », parle de cuillères ou spatules à absinthe !
Quant aux formes rondes, les catalogues d'orfèvrerie donnent tous sans ambiguïté le terme de grilles. Elles se posent comme les autres sur le dessus du verre mais ne permettent pas de remuer ensuite son absinthe.
Grilles et Cuillères longues : le sucre est posé sur la pièce ajourée centrale. Collection Delahaye.
De quand datent les cuillères à absinthe ?
Une fois admis le fait que l’on pouvait utiliser indifféremment une cuillère à absinthe type cuillère à soda ou à café dans laquelle on faisait fondre le sucre ou une cuillère plate spécifique, les dessins de presse nous apportent quelques précisions. Dans mon livre « L’Absinthe, ses dessinateurs de presse, Musée de l’Absinthe-Auvers-sur-Oise, éd., 2004 » où sont répertoriés 374 dessins, on peut voir indifféremment chez un même dessinateur, une cuillère à absinthe non percée sur un dessin et une pelle à absinthe sur un autre.
"L'Absinthe augmente. -Avoir tant combattu pour arriver à ce résultat...Ah ! c'était bien la peine de fonder la République !". Dessin de Maurice Radiguet, Le Rire, 1909. Note : le dessin représente Camille Pelletan très souvent brocardé pour son penchant pour l'absinthe. Collection Delahaye.
"- J'ai des remords; je veux les effacer, mettez beaucoup de gomme dans mon absinthe". Dessin de Raoul Thomen, Le Fêtard, 1902. Collection Delahaye.
Le rituel de la cuillère percée, conçue pour supporter un morceau de sucre ne peut être antérieur à 1850 puisqu'il n'y avait pas encore de sucre en morceau tel qu'on le connaît aujourd'hui.
Alphonse Allais dans son récit « Absinthes » donne une description précise du sucre se dissolvant sur la « grille ». [L’Absinthe, muse des Poètes. Musée de l’Absinthe. Auvers-sur-Oise édition, 2000, p.160. Voir aussi l'article sur Alphonse Allais paru dans ce blog]. Pour que ce genre d'objet soit présent dans un café où la scène se passe en 1885, c’est qu’il a été manufacturé depuis quelque temps déjà. De même, quand Louis Legrand dessine sa « goutte militaire » en 1888, c’est que la cuillère est déjà bien entrée dans les mœurs. À une époque où la communication n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui, il faut un certain temps, voire quelques années, pour qu’une mode se répande, s’impose et devienne un rituel connu de tous.
Pour que des fabricants aient eu l’idée en 1889, de faire une cuillère à absinthe en forme de Tour Eiffel qui, on le savait depuis quatre ans, serait le clou de l’Exposition Universelle, il fallait que cette façon de procéder pour consommer l’absinthe soit déjà bien connue. Le merchandising ne datant pas d’aujourd’hui, une multitude d’objets de la vie courante prirent une forme de Tour Eiffel : plumes d’écriture, bouteilles à liqueur, bougeoirs en opaline, stylos à image mobile, et cuillères à absinthe…
Les orfèvres FZ, WJB ou encore H. Fouquet rue de Montreuil à Paris, n’oublient pas d’estampiller leur production sachant l’impact que cela aura. Le négociant Guillemaud, aura l'opportunité de faire graver sa publicité sur le manche d’un certain nombre de cuillères mais n’est en rien dans la fabrication de ces dernières. Il ne faut pas confondre une marque de fabrique et une publicité.
L’Exposition Universelle qui durera du 15 mai au 31 octobre 1889, attirera trente trois millions de visiteurs. Il y a de fortes probabilités pour qu’un certain nombre d’entre eux reparte avec un souvenir : cartes postales, affiches ou petit objet. L’Exposition Universelle de 1889 aura été sans nul doute un tremplin pour la propagation de la mode de la cuillère à absinthe. A partir de là, sa représentation dans les dessins de presse ou même les tableaux, est de plus en plus présente au fil des années.
En conclusion, les cuillères à absinthe, façon pelle ont probablement fait une apparition timide vers 1880 - ou peut-être un peu avant - alors que l’absinthe est en expansion. Un inventif, un jour, a trouvé que faire fondre du sucre dans une cuillère à café puis le verser dans son verre n’était pas très pratique et a eu l’idée d’y percer des trous.
D’abord confidentielle, l’idée s’est répandue peu à peu jusqu’à devenir une façon de procédé effective. (Premiers témoignages : Alphonse Allais,1885 ; dessin de Louis Legrand, 1888). Puis la mode s’est répandue à partir de l’Exposition Universelle de 1889, année de très forte consommation d’absinthe.